Les thérapeutes du non-agir

par Jean-Marc Eyssalet

C'est en rentrant d'Afrique où j'étais coopérant, obligé de pratiquer une médecine classique sur une population que je trouvais relativement saine, que je suis tombé malade. Je me suis alors demandé comment on pourrait soigner autrement.

Depuis une vingtaine d'années, mon activité gravite autour de la médecine traditionnelle chinoise et d'une certaine pédagogie de la vie quotidienne ouvrant directement sur la vie spirituelle. Cette pédagogie est le fruit d'une recherche tout à fait spontanée que j'ai entreprise en partant de mon expérience en acupuncture, d'abord sur les bases de la médecine chinoise appliquée à la compréhension du corps, de la nature, et surtout, à celle du mouvement, des relations, des rythmes et de leur écoute silencieuse. A part la médecine ayurvédique, je ne pense pas qu'il y ait beaucoup d'exemples dans le monde d'une démarche équivalente, ayant le souci d'observer et d'agir dans le concret selon le point de vue le plus qualitatif et le plus global. Cette pédagogie, qui privilégie les notions de mouvement et de changement, nous apprend à interroger l'obstruction, l'arrêt, la densité du psychisme et du corps, du point de vue de l'unité dynamique de l'énergie et de l'écoute vacante, silencieuse. J'ai mené, parallèlement à mes études de médecine, une investigation spirituelle orientée au départ vers le Vedanta. J'ai été l'élève de Jean Klein pendant plusieurs années, et j'ai aussi reçu l'enseignement de Nisargadatta Maharaj que j'ai connu à Bombay.

J'ai longtemps cherché le pont, la relation entre ce que l'on me proposait pendant mes études et ce que j'attendais depuis toujours d'une activité médicale, à mon avis indissociable d'une interrogation sur l'homme, la souffrance, ce que nous sommes et ce que nous devenons à chaque instant dans notre terrain et dans notre conscience.

Agir dans le non-agir

La rédaction des observations à l'hôpital représentait l'occasion de prendre du temps avec les patients et de détecter, en les écoutant, d'innombrables corrélations entre les symptômes et les troubles majeurs de leur vie affective, personnelle ou professionnelle.

C'est en rentrant d'Afrique où j'étais coopérant au Cameroun, obligé de pratiquer une médecine classique sur une population que je trouvais relativement saine, que je suis tombé malade. Je me suis alors posé des questions sur les moyens de soigner différemment. J'ai commencé à travailler avec l'acupuncture à Paris, à l'hôpital Saint-Jacques, dans les années 70. J'y ai appris les bases techniques et quelques aspects philosophiques de la pensée qui sous-tend cet art. Très élémentaire, la démarche se maintenait dans un cadre d'informations générales et d'interprétations à l'occidentale. L'aspect révolutionnaire résidait dans le fait que des maladies profondes, que j'avais déjà soignées autrement, pouvaient être traitées avec succès par la pause d'aiguilles sur la peau, ce que je réalisai moi-même dans un certain nombre de cas.

J'ai cherché à approfondir cette connaissance en allant en Chine, en 1973, au cours d'un des premiers voyages accomplis par des non-politiques. J'ai vu, au cours de ce périple, beaucoup de choses sur la médecine, dont des techniques appliquées parfois avec une telle fréquence que je me voyais mal procéder de la même manière en Occident. A mon retour, j'ai donné des cours d'acupuncture et je me suis installé dans le Midi de la France. Éventuellement, j'ai pu travailler avec des sinologues et des Chinois, ce qui me donnait accès aux textes canoniques de la médecine chinoise, le Su Wen, Le livre des questions simples, et le Ling Shu, La charnière spirituelle. De ces grands classiques ont été extraites toutes les connaissances, tout ce qui a été dit et écrit sur le corps énergétique.

Le thérapeute dans la médecine chinoise

Dans la tradition chinoise ancienne, on donnait l'enseignement sous forme de poèmes. Les versets de ces poèmes sont un peu comme des mantras et le savoir qu'ils véhiculent fait toujours appel aux connaissances physiologiques, cosmologiques et métaphysiques les plus globales, pour revenir aux problèmes les plus concrets, les plus ponctuels de la pathologie, ceux qui font encore les maladies actuelles. Pour nous, Occidentaux, cela représente tout un apprentissage: notre tendance face aux livres de médecine chinoise serait de s'en tenir aux exposés didactiques sans obscurités, aux énoncés techniques, à la localisation et à l'utilisation souvent symptomatique des «points».

On considère souvent l'introduction cosmologique ou les conseils donnés au thérapeute pour guider son attitude intérieure comme les vestiges - admirables, certes, mais périmés - d'un lointain passé. Or, ces invitations initiales, d'une très grande force, font partie intégrante de l'orientation intérieure du thérapeute et conditionnent l'état d'esprit même selon lequel il conduira ses consultations, sa réceptivité, ses actes.

En constatant cela, j'ai eu la sensation d'un écho direct entre les grands classiques fondateurs de la médecine et le Dao De Jing, Le livre de la voie et de l'efficace du Lao Zi (Lao Tseu), ou le Zhuang Zi. En fait, je suis allé de surprise en surprise en apprenant que les livres de médecine qui servent à codifier toute l'acupuncture, la diététique et la phytothérapie, telles qu'elles existent actuellement en Chine et ailleurs, sont des livres canoniques taoïstes appartenant au Dao Camg, La grande somme du Dao et nous viennent d'une époque où l'on considérait la médecine comme fondamentalement associée à la recherche spirituelle.

Inspirer le désir de guérir

Ce que demande celui qui souffre à celui qui est censé pouvoir l'aider, c'est d'abord de l'inspirer, de lui inspirer un désir de guérir ou l'espoir d'une guérison, le retour d'un mouvement de vie. Le thérapeute est un orienteur; en chinois, «soigner» et «gouverner» s'expriment par le même caractère: «Zhi». On ne vient pas chercher l'ordre de quelqu'un qui nous gouverne, mais on rencontre celui qui nous inspire suffisamment pour nous donner la force, la motivation de nous réorganiser.

L'art des aiguilles offre une précision dans cette réorganisation. Il était conçu, dans les temps anciens, comme un dernier recours quand la personne n'arrivait pas à s'en tirer par elle-même. Une simple formulation, un poème, une phrase, qui n'était pas une incantation mais une manière d'appréhender l'organisation de l'homme entre ciel et terre, pouvait aussi être un mode de régulation. Dans tous les cas, le médecin devait d'abord écouter et, secondairement, proposer quelque chose à entendre, à comprendre, à intégrer dans le coeur et le corps.

Le savoir du médecin comprenait la sensibilité à des mots réorganisateurs. La graphie même des mots chinois est une représentation du souffle, de l'énergie en mouvement dans l'espace, la transposition d'un acte, une vibration. Pour nous, la vibration de la parole est évidente, celle de la parole écrite est déjà moins fréquemment perceptible. Or, la visualisation de la formule, du caractère dessiné, est en elle-même réorganisante; en découle tout le système de la calligraphie chinoise. Il est important que le praticien ait un accès minimum à la vibration de certains termes qui permettent l'intuition d'un état d'esprit mais n'ont pas d'équivalent dans nos langues.

L'écoute : c'est d'abord accepter de ne pas savoir

Dans cette tradition, il y a d'abord une écoute du terrain de l'autre et des modifications qu'il subit: ne pas savoir et apprendre à percevoir. L'autre, on ne peut jamais le connaître, on peut connaître seulement la relation qui nous associe. Elle laisse des traces en nous, dans notre sensorialité, dans notre corps subtil. La recommandation faite au praticien est d'être d'abord un «coeur vide», d'avoir le pouvoir d'écouter en laissant passer sans conclure jusqu'à ce que quelque chose s'impose de l'intérieur. Le médecin doit manifester une certaine exigence par rapport à la demande du patient et à la raison pour laquelle il est venu. Il est très important de laisser se développer de la manière la plus organique possible ce qu'il a à dire. Vous êtes alors placé dans une pratique spirituelle, sans que vous ne puissiez prévoir ce que vous allez faire ou ne pas faire.

Le second temps est celui de la prise de pouls. Quand on a acquis la sensibilité suffisante, elle place d'emblée dans une intimité extrême, extraordinaire, d'être à être. Il faut donc aussi une grande rigueur, une distance. L'interaction des deux personnes permet de laisser apparaître des indications. Le dialogue est constamment la reconnaissance d'une relation, d'une interconnexion. Vous agissez d'abord «par» ce que vous êtes et ensuite «par» ce que vous savez.

La première chose que le patient attend profondément sans peut-être le savoir lui-même, c'est de retrouver le goût de l'existence dans tous les domaines qui le constituent, de se réconcilier avec lui-même.

La consultation

Au-delà des questions habituelles en ce qui concerne les maladies qu'ils ont eues depuis leur enfance, je pose de temps en temps à mes patients des questions atypiques. La personne sait-elle quelque chose sur les événements survenus durant sa vie foetale et son équilibre, sur l'histoire de ses parents pendant qu'ils l'attendaient, sur les conditions de sa naissance? Des éléments de la petite enfance surgissent parfois spontanément; la place dans la fratrie est fondamentale et toutes les «cicatrices» qui se sont imprimées dans le corps aboutissent à un dysfonctionnement précis. C'est le cas des maladies de systèmes, celles qui laissent des empreintes durables, parfois même toute la vie, et qui constituent déjà tout un vocabulaire, une parole, l'expression d'une surcharge ou d'un rejet qui se disent très clairement en termes énergétiques.

Viennent ensuite toutes les questions médicales courantes et celles qui ont trait à la manière de s'harmoniser avec les couleurs, les saveurs, les odeurs, les saisons, les habitudes alimentaires, vestimentaires, etc. Tout ce langage peut servir d'appoint quand on conserve certaines interrogations, certains problèmes. Il fait prendre conscience d'événements connus, vécus comme très épars, qui se voient tout à coup reliés par la situation, par les questions posées. C'est la sensation d'une sorte de totalité dans laquelle à la fois le psychisme, les émotions, les grands événements de la vie et ceux du corps se trouvent associés, acceptés, écoutés. A partir de cela, je fais une lecture. J'ai ma manière de traduire. C'est mon art, mon travail d'artisan. J'en explique le principe au patient.

Le mot: fonction intuitive plutôt qu'objet conceptuel

La langue chinoise ancienne est très ouverte, très permissive, à la fois précise quand à l'intuition vers laquelle pointe le mot, et large quand au contenu imagé qu'on peut y associer. Vous êtes en face d'un instrument docile et d'autant plus exigeant qu'il est docile, car, à travers lui, c'est d'abord la qualité de votre propre vécu que vous devez apprendre à rencontrer.

Bien que l'on doive, par définition, en mémoriser le son, la graphie, l'image et la proposition, le mot chinois n'est pas destiné à demeurer un savoir extérieur. Il est un véritable instrument d'investigation, d'introspection. On vous donne 40% du savoir, la direction à suivre, le reste sort de votre propre expérience et c'est d'elle que dépend le degré de profondeur de votre intuition du mot et de ses associations avec d'autres mots.

Par exemple, le mot Qi, si mal et si inévitablement traduit par «énergie» ou «souffle», est un mot qui oriente l'esprit vers la réalité à la fois la plus vaste, puisque nous sommes tous produits et traversés par le Qi, et la plus insaisissable, la plus dénaturée, puisque nos psychismes lourds substantialisent l'énergie (énergie calorique, énergie mécanique...), en font un produit, une «chose» qu'on peut mesurer, comptabiliser. Nous vivons aujourd'hui dans une civilisation du concept, de l'objet. Pour nous, le mot est surtout destiné à prendre pouvoir, à soumettre la réalité extérieure en la découpant, en l'analysant. Le corps et l'esprit sont pour nous des réalités vécues comme associées mais séparées, et quasiment assemblées, agencées.

Dans la culture de la Chine ancienne, il n'y a pas à proprement parler de soma et de psyché, au sens où nous l'entendons, car la langue pense l'ensemble en termes de mouvements et de corrélations; l'accent ici est mis sur les allers-retours incessants, les fonctions entre les pôles apparents, les mouvements du souffle et de l'énergie qui font aussi bien le corps que les sentiments ou les pensées, selon les plans de manifestation, et cela sans rupture, sans séparation véritable. Par exemple, la colère ou la tristesse ne sont pas seulement des états d'âme pour la pensée chinoise, ce sont aussi des mouvements dans le corps, des fausses routes, des itinéraires, des rappels liés aux premiers accidents de notre histoire personnelle... Les vivre vraiment, c'est aussi écouter leurs extensions, tous leurs prolongements.

En fait, nous vivons aussi notre réalité de cette façon, mais nous n'avons pas toujours les mots pour le dire. Cela se produit plutôt dans la pensée du rêve, à travers des symboles et des images. La pensée du rêve est poésie et la langue chinoise est d'essence poétique. Ayant fait le détour par le mot, nous revenons à nos maux, plus attentifs à cette réalité en mouvement. Moins anxieux de définir, de dire à tout prix, nous libérons le dire. Nous nous exprimons vraiment comme nous en avons envie, et cela résonne tout de suite dans la profondeur et dans le corps. Cette oeuvre au noir de la symbolisation fait que l'on donne beaucoup plus de liberté à des champs intermédiaires, entre ce que nous appelons le psychisme et ce que nous appelons le corps.

Le non-agir : un acte qui libère, un acte pour le plaisir

La personne telle qu'elle apparaît, avec tout ce qui l'habite, est une montagne de réactions, de mémoires, de traces, d'empreintes de toutes sortes. On pense que chaque acte que l'on pose a sa légitimité, mais, dans la plupart des cas, les actes un peu chargés sont toujours des réactions. Ce ne sont pas des actions: en permanence, cela agit en nous et, tout à coup, de ce foyer d'actions confuses, nous réagissons.

L'écoute n'est pas donnée d'emblée. Le corps, dans les différentes situations, est un véritable détecteur, un lieu de synthèse de toutes les influences, celles que l'on porte, liées à notre histoire, celles que l'on reçoit et leurs interactions. Diriger son attention vers la manière dont on reçoit la vie, le monde, cela s'apprend. Tant qu'il n'y a pas cette écoute-là, il y a peu de chances que le non-agir trouve sa place, son chemin.

Le non-agir n'est pas un acte qui déplace, c'est un acte qui libère l'énergie. Il ne s'agit pas de ranger différemment les meubles à l'intérieur d'une même pièce, mais plutôt de commencer à en changer la gestion, libérer l'énergie, les circuits par lesquels cela circule dans la pièce. Lorsque vous êtes à l'écoute, vous avez une prévalence de l'attitude méditative dans la vie, vous êtes à l'affût comme un animal sauvage, yeux, oreilles aux aguets. Alors, il y a constamment des invitations qui se nouent en tensions, lesquelles aboutissent à des surgissements d'actes. Des phrases, des mots surgissent de cette manière-là et créent une commotion, un sillage, une trace qui apportent toujours un changement, une métamorphose. Le non-agir s'exprime dans cette direction-là. La véritable citation chinoise est «Wei-Wou-Wei»: agir sans agir. On pourrait presque parler d'un acte libre, un acte gratuit, un acte pour le plaisir, quelque chose qui surgit de l'intuition même de la situation. Cela peut-être un acte extrêmement rapide et adapté, dans une situation éventuellement dramatique. Il y a une gratuité dans ce surgissement, comme si, en écoutant totalement la situation, elle explosait en un acte qui vous échappe. C'est tout à fait différent du spontanéisme. Il ne s'agit pas du premier acte venu qui est réactif même s'il est rapide, mais d'un acte qui surgit sur un fond méditatif, sur un fond d'écoute, d'écoute comme éthique fondamentale de chaque instant. En nous cela réagit tout le temps, mais cela veut aussi agir. Légitimement, cela doit agir, et tant qu'on empêchera cette action-là, il y aura tassement, refoulement et maladie. Tant que l'action sera recouverte par nos réactions, elle sera toujours comme déportée par rapport à ce qui travaille en nous, ce qui fait notre destin.

La seule vraie distance intérieure vient de cette écoute et du pouvoir de s'y inviter régulièrement, de le faire avec d'autres, le faire vraiment, trouver la force de cette rencontre si dépouillée, même si c'est difficile et douloureux. Il y a toutes sortes d'aménagements, de techniques, de préparations qui peuvent nous aider à nous en approcher. Par exemple: je fais plus de pédagogie que de thérapeutique. Je sais que je peux aider des gens à se connaître différemment, mais je sais aussi que cela comporte une part d'artifices.

Si je me présente comme «le grand thérapeute» qui va induire en vous un état extraordinaire, je ne vous aide pas, au contraire. Si, par contre, je dis: «Voilà, sur la base de cet échange que nous avons autour de votre vie, à partir de vos demandes, nous allons aborder les choses différemment, essayer de voir au fur et à mesure comment on progresse, comment on chemine, comment on simplifie le rapport à soi...», là on se rapproche de la méditation, de la possibilité d'écouter pour le plaisir. On n'écoute pas pour le plaisir quand on est cerné de toutes parts par les douleurs, les limitations, les conflits et les images. Il y a un minimum de déblayage à faire mais, ultimement, la responsabilité nous revient d'écouter. Personne ne peut rien pour personne au niveau le plus profond. Nous ne pouvons rien pour nous-même, sinon écouter, sinon inviter la transformation. Et, à mon avis, si toutes les démarches de développement ne sont pas spécifiquement et nommément thérapeutiques, elles vont inévitablement vers une perspective spirituelle, au sens le plus radical du terme, au-delà de et comprenant toute religion. Le fait même d'exister est un mystère extraordinaire, recouvert, banalisé, constamment occulté par la projection que l'on fait de l'idole «ego» que l'on nourrit et dont on craint la mort.

Chaque seconde de vie est un miracle; le pressentir de loin, sentir que la vie est également joyeuse et douloureuse, sans s'y perdre, sans pouvoir trancher, et s'asseoir pour écouter en direction de cela est le premier et le dernier acte de la spiritualité.

Propos recueillis par E. Jung et C. Vaux. Texte paru dans Trimurti.

 

Cet article a été publié dans le Guide Ressources, vol. 10, no. 8, 1995, pp. 41-45. Tous droits réservés par Jean-Marc Eyssalet.